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En caractères gras. (concours du village du livre de Cuisery: humour et livre vont en bateau)


Moguer: Malgré le temps maussade de ce début de printemps 1534, une foule de marins, commerçants, armateurs, aventuriers sans scrupules déambulait le long des docks prêts à embarquer.

Sur les quais disposés le long du fleuve Tinto, ce n’étaient que cris, interpellations en toutes les langues ainsi que monceaux de bois précieux, canne à sucre et ballots d’épices jalousement gardés.

Par centaines quel que soit le moment de l’année, galions, caravelles et navires marchands vénitiens mouillaient dans ce port haut en couleurs.

Sur le pont de la “Gallega”, bateau de quelques vingt six mètres jaugeant une centaine de tonneaux, l’équipage de la caravelle s’affairait, prêt à prendre la mer.

Le capitaine en grande discussion avec le timonier arpentait le pont à grands pas, il semblait nerveux et jetait régulièrement vers la ville des regards inquiets.

– « Ils arrivent, ils arrivent!» une salve de hourras monta de l’équipage, les marins enthousiastes se pressèrent pour voir arriver le père supérieur du couvent de Santa Clara accompagné d’un jeune clerc malingre au visage ingrat doté de grandes oreilles décollées. Le jeune homme flottant dans des habits trop grands pour lui, foudroya l’assistance de son regard de feu surligné de “cejas pobladas”. Une escorte de robustes reîtres flamands ouvrait la marche encadrant un coffre de bois précieux aux solides ferrures.

Le précieux bagage, avec moultes précautions fut déposé dans la cabine du capitaine où la vingtaine de marins poussés par la curiosité et bravant l’ire du maître des lieux s’entassèrent.

– « Capitaine! Comme promis, votre armateur Martin Alonso Mayor vous fait porter ces deux manuscrits.» Annonça cérémonieusement l'ecclésiastique.

« Nous savons tous le pouvoir des livres et le rôle qu’ils ont joué lors de la capitulation de l’empire Inca.»

Le rude marin ne sachant qu’ajouter, acquiesça d’un air grave.

« Vous partez à l’aventure, à la découverte de nouvelles terres enchaîna le religieux, Don Martin souhaite que vous fassiez bon usage de ces “armes” contre les sauvages que vous ne manquerez pas de rencontrer lors de vos tribulations.»

Sortant une clé de la manche de sa soutane, le padre ouvrit la cassette et en sortit deux petits manuscrits à la couverture de cuir.

Les hommes d’équipage dans un élan de mysticisme se mirent à genoux et se signèrent. Sur les joues de certains, pourtant gens de sac et de corde, roulèrent même quelques larmes.

Tirant le père par un pan de sa soutane, le capitaine l’attira un peu à l’écart:

– « Padre Gonzalo, je ne sais pas lire et personne sur ce bateau que ce soit le timonier, le maître charpentier ou même le chirurgien n’est capable de déchiffrer le moindre mot. Qu’allons nous faire de ces livres?»

– « José Galindo Fernandez qui m’accompagne sait lire. il restera à vos côtés et sera responsable de ces ouvrages que vous rapporterez au retour de votre fructueuse expédition.»

Avec des airs de conspirateur, il lui glissa à l’oreille:

– « Ce jeune homme est un fils bâtard de l’armateur. Son père compte sur ce voyage pour qu’il découvre la vie, il espère aussi l’éloigner pour un moment de la ville où sa présence commence à poser problème.»

Deux jours plus tard le navire appareillait direction l’archipel des Canaries pour y emprunter la “route des alizés”: voie royale pour qui voulait atteindre le nouveau monde.


Dans ce milieu très fermé de redoutables loups de mer, l’étudiant réussit facilement et rapidement à se faire accepter. José qui malgré sa frêle apparence ne manquait pas de caractère, sut user et abuser de son statut d’intellectuel pour se faire dispenser des corvées inhérentes à ces traversées.

Les marins qui les premiers jours, le nommaient familièrement Pépé, avaient très vite changé d’attitude envers lui. (Cet intellectuel savait lire!) Le prénom de José semblait plus adéquat pour quelqu’un d’aussi savant.


A peine la caravelle avait elle passé la ligne d’horizon que notre clerc était descendu, seul, dans la cambuse. Dans cet espace exigu, faiblement éclairé par l’entrebaillement des sabords laissés ouverts, il se désolait.

Dans quel guêpier s’était il fourré ?

Par vantardise, il avait annoncé au “padre” être un fervent lecteur, lui qui était totalement incapable de lire la moindre lettre.

Les deux livres étaient ouverts devant lui, heureusement pour notre imposteur, les enluminures étaient suffisamment explicites pour qu’il voit au premier coup d’oeil quel était “les Miracles de Notre-Dame” et quel était “El Cantar del mio Cid”. Les illustrations représentant la Très Sainte Vierge en majesté, Notre Dame et l’enfant ainsi que la Mère de notre Seigneur Christ toute auréolée, éclairée de lumière divine lui causaient un émoi indescriptible. Il n’était pas non plus insensible aux magnifiques représentations de Bivar el Campeador.

Heureux d’avoir trouvé un début de solution à la situation problématique qui n’allait pas manquer de se produire, quelque peu rasséréné aussi, il s’octroya une bonne rasade de vin et une tranche de lard.

Dans cette cambuse où se trouvait aussi le coffre, toute la nourriture nécessaire au voyage était stockée, biscuits de mer, bœuf et morue salés, fromage, fèves, pois chiches... Pour la boisson et la cuisine, il était prévu un litre d'eau, trois quarts de litre de vin, cinq centilitres de vinaigre et deux centilitres et demi d'huile par jour.

Certains de leur itinéraire et de la durée du voyage, on n’avait embarqué que pour deux mois de vivres et un mois et demi d'eau.

Le lendemain, il avait pour se donner du cœur au ventre commencé sa séance de “lecture” par la dégustation d’un chèvre d’Extrémadure arrosé d’un bon litre de vin.

Les jours qui suivirent, c’est avant , pendant et après son travail de déchiffrement qu’il avait sans vergogne pioché dans les réserves habituellement rationnées.

C’est, épuisé par cet intense travail intellectuel, qu’il remontait sur le pont et s’endormait sur son hamac du sommeil du juste. (C’est sans doute ce que l’on nomme: le pouvoir des livres.)

Sur cette immense étendue d’eau en perpétuel mouvement, hors moments dédiés aux manœuvres, la vie était monotone, la nourriture insipide et les altercations monnaie courante.

On s’ennuyait ferme à bord.

Après l'escale de La Gomera, le charpentier, porte parole de l’équipage, demanda avec beaucoup de solennité que tous les dimanches, une lecture en plein air soit faite sur le pont.

Le capitaine comprenant que cela apaiserait les tensions de plus en plus fréquentes entre ces hommes confinés dans un petit espace, agréa.


Le dimanche venu, brandissant son livre comme une relique José annonça à la cantonade:

– « Hombres! Je vais vous lire un passage de ce livre: Miracles de Notre-Dame .

La très sainte Vierge marie en a fait vingt-cinq! C’est écrit ici!»

Posant l’ouvrage sur une sorte de lutrin, il fit face à l’assistance, posa le doigt sur la première ligne et commença fougueusement sa lecture. Exalté par la beauté des enluminures, il se mit à brosser de la Mère de Notre Seigneur un portrait très... comment dire … séduisant qui aurait horrifié le bon Padre Gonzalo.

Son public était captivé, conquis, le jeune homme pouvait enchaîner et broder sur le thème de la Vierge qui pardonne et parvient à sauver ses fidèles de la damnation.

Lorsqu’il s'arrêta épuisé par sa prestation, un tonnerre de “viva”, “olé “,”caraï” (un portugais s’était glissé parmi eux.) , déchira le calme de la Mer Océane.

Le dimanche suivant, les marins qui sont de grands enfants réclamèrent la même histoire.

Notre clerc leur en fournit une version légèrement différente mais personne n’osa lui en faire la remarque.

Lors de la troisième lecture, à la manière des sitcoms modernes, il créa des personnages, ajouta au calendrier quelques saints de son cru, évoqua récompense, punition et damnation. (Cela sonnait bien et faisait frémir l’assistance.)

Un mois de navigation s’était écoulé, José lut un nouveau miracle devant un auditoire qui, il le sentait, était moins réactif. (Il avait, avouons le, fourni une prestation de moins bonne qualité.)

– « Dimanche prochain leur annonça t il, nous passerons à “El Cantar de Mio Cid” , je vous lirai alors les exploits de cet invincible guerrier à l’épée magique, héros de la reconquista.»


Dès le lendemain, dans sa cambuse, il reétudia attentivement les illustrations du “Cid” à la recherche d’inspiration. Stupidement, dans un moment d'inattention, alors qu’il se trouvait au beau milieu du livre, il renversa son hanap de vin.

Catastrophe! Arrachant promptement les deux feuilles souillées, il remonta tout penaud, sur le pont.

Prétextant la digestion difficile d’un lot de biscuits de mer véreux , il se rendit sur le gaillard arrière et là, penché sur le bastingage, il largua à la mer les preuves de son méfait.

Le jour fatidique où il devait fournir sa nouvelle performance arrivait, il manquait d’inspiration.

La faim le tenaillait, il saisit un peu violemment la dernière tranche de lard qui pendait insolemment au dessus de sa tête. La cordelette qui retenait le quartier de gras céda d’un coup.

– « Caramba!»

La couenne dégoulinante de graisse rance atterrit sur la première page, la salissant irrémédiablement.

Alors qu’il déchirait ledit feuillet (cela devenait une triste habitude), un cri poussé par la vigie retentit.

– «Terre! Terre!»

Soulagé, notre étudiant comprit qu’il était, par là même, dispensé de “lire” à ses compagnons de voyage les aventures “del Campeador.”




Le livre “El Cantar de Mio Cid” est revenu des Indes Espagnoles. On ne sait ni comment ni grâce à qui il a effectué le chemin du retour.

Aujourd’hui encore, vous pouvez, si le cœur vous en dit, consulter ce manuscrit à la Biblioteca Nacional de Madrid.


Vous qui avez lu ce court récit ne serez pas étonnés d’apprendre que la première ainsi que deux autres pages au milieu de l'ouvrage manquent à l’appel...


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